Houses in Lebanese villages by Joseph MatarEve est une bloggueuse libanaise dont le talent et la délicatesse ne cessent de me fasciner.
J’ai choisi de traduire son dernier texte ‘Assamina’ (nos noms) et de le poster sur mon blog, car il regorge de beauté et de sensibilité. Une beauté qui n’a d’égale que celle des villages libanais….
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Assamina
Tu sais ce qui me dérange aussi ? c'est comment ils prononcent nos noms avec leurs accents occidentaux. Ton village et le mien, tous ces endroits où mon père nous emmenait nous balader. Comme ça, à tout va go, comme un étranger qui t'informe que ton amour ancien s'est marié ou est mort ou s'est suicidé, sans qu'il se rende compte de cette douleur que tu as dans les yeux.
Cela m'énerve comme les mots sont déformés dans leurs bouches…comme ils essayent de prononcer ces mots mais sans grande réussite…et comme ils lisent…ils n'essayent même pas de demander ce que signifie tel ou tel nom.
A de pareils moments, je ne pense plus qu'à prendre la télécommande, la leur jeter à la figure : « son nom est '3aita ach cha3b’, ‘3aita ach cha3b' nom de Dieu ! ou 'Majdel Selm', ou ' Maroune errass, ou '3ein ebel'… » D'accord, n'en dis rien. Je sais que c'est difficile de porter un regard comme le notre propre sur nos lettres, nos noms, notre langue…tout en nous ! Mais moi je suis amoureuse de la dureté même de notre alphabet et ta voix rauque quand tu prononce du fin fond du cœur : « 3aytaroun » !
Mais attends, tu ne vois pas comment ils parlent du fleuve 'allitani' ? Comme si on n'avait pas l'habitude d'y aller avec notre bande d’amis, étendre nos serviettes colorées, jouer aux cartes, et toi me porter, m'immerger dans l'eau !
Comme si jamais il y a eu d'enfants qui jouaient sous ses arbres. Comme si jamais plus il n'y aurait encore plein d'enfants qui joueraient sous ses arbres…
Tu entends comme ils parlent de 'lkhiam' ? Comme si jamais je n'y avais passé de vacances, ou q'un des enfants des voisins y avait l'habitude de se moquer de moi ! Comme si elles n'avaient jamais porté en elles ces voix qui hurlaient la nuit de souffrance, torturées dans leurs geôles ! Comme si jamais on ne leur a chanté, à chaque fois qu'on a demandé à celui 'qui part vers mon pays " اللّي رايح صوب بلادي" de transmettre nos salutations.
Et là, maintenant, quand ils disent 'Baalbak', ont-ils la moindre connaissance de son histoire, de ses histoires ? Savent-ils que ses rochers sont plus vieux que tous leurs pays réunis ?
Tu sais ? Finalement, après tout ce qui s'est passé, pour une fois le monde entier entend parler de nos noms…des noms que nous-même ignorions. Il faut que tu voies comment ils prononçaient 'deir 3amess’ il y a quelques instants, ou 'deb3al' ou 'rachkananay'. Ils le faisaient comme celui qui attend qu'on vienne le secourir d'un effrayant ogre.
Soit ! On est ainsi, il ne se souviennent de nous qu'ainsi. Ils ne nous connaissent que tels : des experts de misères et de guerres. Ils ne savent pas qu'autant on a expérimenté la tristesse, autant on a appris à rire…même si souvent on rit de nous même.
Tu sais à quoi je pense aussi ? Je voudrais embrasser cette grand-mère et ce grand-père qu'ils filment avec leurs caméras, qui leur disent, avec leurs accents du sud « Monsieur, je ne vais pas m'enfuir d'ici ! »…même s'ils traduisent bien ces mots, penses-tu qu'ils comprennent réellement ce que veux dire « Jamais nous ne laisserons notre maison seule la nuit, dans le noir ! » ?
Toute cette dévastation...et nos noms, à leurs yeux, ne sont pas plus qu'un journal télé.